mercredi 29 avril 2020

Cléopâtre (Mankiewicz)


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Cleopatra (Cléopâtre) de Joseph L. Mankiewicz (1963)

Juste après la bataille de Pharsale, épilogue sanglant d’une guerre civile où les Romains de César ont vaincu les Romains de Pompée, celui-ci réussit à fuir vers l’Egypte où il demande refuge au roi Ptolémée qui le fait assassiner et offre sa tête à César.
L’Egypte est également en pleine guerre civile. Ptolémée et sa sœur Cléopâtre se sont disputés le trône et il semble que le tout jeune roi a vaincu sa sœur en fuite, voire morte selon certains. César profite de sa venue pour mettre un peu d’ordre dans les affaires égyptiennes, puisque le consul de Rome avait été désigné comme exécuteur testamentaire par feu le roi Ptolémée XII, pères des souverains actuels.
Cléopâtre regagne son palais d’Alexandrie cachée dans un tapis et c’est ainsi qu’elle est présentée à César.
César fait déposer Ptolémée et installe Cléopâtre sur le trône. Entre le dictateur romain et la reine égyptienne, s’instaure très rapidement un rapport de force dont l’enjeu est le pouvoir. Ce bras de fer ne cessera qu’avec la naissance de leur fils, Césarion.
Trois ans plus tard, Cléopâtre se rend à Rome où elle fait une entrée triomphale. Mais les choses ont beaucoup changé pour Jules César qui, non content du titre de dictateur à vie que le Sénat lui a octroyé, aimerait être couronné roi de Rome, voire Empereur. Un complot, auquel s’est rallié son fils adoptif Brutus, projette et exécute son assassinat dans l’enceinte même du Sénat. Cléopâtre et son fils s’enfuient vers l’Egypte après avoir obtenu l’appui de Marc-Antoine, l’un des co-héritiers de César.
Deux ans plus tard, Marc-Antoine et Octave ont pourchassé et exécuté tous les conjurés et ils peuvent donner libre cours à leurs dissensions, attisées par une haine mutuelle féroce. Octave a hérité de l’Italie, Rome comprise. Marc-Antoine a en charge toute la partie orientale de l’Empire. Marchant (ou tentant de marcher) sur les traces de César, il « convoque » Cléopâtre. Celle-ci fait répondre qu’elle ne quittera pas le sol égyptien. Ils finissent par se mettre d’accord sur une rencontre en territoire neutre, mais Cléopâtre réussit à faire venir Antoine sur sa galère, « territoire égyptien », et l’enlève : Antoine se laisse faire. De concession en concession, la reine finit par exiger la moitié de l’empire romain orientale. Marc-Antoine, tiraillé entre les exigences de sa maîtresse et celles de Rome, sait qu’il ne sera jamais de taille à lutter contre l’hégémonie grandissante d’Octave qui règne seul désormais. Il sait surtout que son plus grand ennemi n’est pas Octave, mais bien l’ombre envahissante de Jules César.
Les partisans d’Antoine à Rome sont de plus en plus rares et ne peuvent rien opposer aux déclarations d’Octave qui prouve au Sénat romain la trahison de Marc-Antoine au profit de l’Egypte. La guerre est déclarée et, à la bataille d’Actium, Marc-Antoine déserte pour suivre Cléopâtre qui, le croyant mort, a pris la fuite.
Cléopâtre cherche à négocier avec Octave, mais elle refuse de livrer Antoine et Octave ne cache pas qu’il n’ambitionne rien de moins que l’annexion pure et simple de l’Egypte à l’Empire.
Marc-Antoine se retrouve réellement seul face aux légions d’Octave et se suicide. Porté dans le tombeau de Cléopâtre, il meurt dans ses bras. Elle-même se donne la mort en se faisant piquer par un aspic.
« Conçu dans l’urgence, tourné dans l’hystérie, achevé dans une panique aveugle, [...] le film dont je ne veux pas prononcer le nom [... est, en fait,...] les trois films les plus durs que j’aie jamais tournés [dont] deux bons films que personne n’a jamais vus... »  Ainsi pourrait-on, en trichant à peine, résumer ce que Mankiewicz a pu déclarer de Cléopâtre.
Il y a quelques années, la presse n’en finissait pas de se gargariser des folies mégalomanes d’un jeune cinéaste presqu’aussi oublié aujourd’hui que la production hypertrophiée qu’on avait mise en chantier pour lui et pour laquelle on avait reconstruit du côté de Montpellier une des plus belles perspectives de Paris. A cette occasion, les folliculaires déchaînés nous abreuvaient de références passées, tant pour dénoncer celles-ci que pour défendre celle-là.
Et on y retrouvait pêle-mêle les éléphants de Griffith, l’incendie d’Atlanta, mais surtout l’entrée de Cléopâtre dans Rome dans le « grand machin » (selon l’expression de Zanuck) qui nous occupe aujourd’hui. Or il fallait être très peu informé (le comble pour un journaliste, mais c’est très répandu !) pour comparer l’immortelle chef d’œuvre (difficilement regardable aujourd’hui selon certains) d’un démiurge qu’on voulait visionnaire, la quintessence du système hollywoodien où le producteur était seul maître après Dieu (système que l’on critique aujourd’hui, mais qui n’avait pas que des inconvénients), la perversion de ce système que le temps a hypertrophié, y compris (et surtout !) en ce qui concerne le gouffre financier, et la caricature actuelle, et à la Française, de ce système où des producteurs aux petits pieds cherchent à entrer dans l’Histoire du Cinéma (notez les majuscules), en dispensant leurs largesses à des petits maîtres capricieux que la mode a porté au pinacle. Dans ce dernier cas, la perte sèche, comme le mépris du public, font office de lettres de noblesse : on a les compensations qu’on peut !
Si on cherche bien, le seul point commun que l’on peut, à la rigueur trouver à Intolérance, Autant en emporte le vent, Cléopâtre et Les Amants du Pont-neuf est qu’ils furent produits dans les strictes limites des usages de production de leurs époques respectives.
Lorsque je parle de « déchéance » à propos de Cléopâtre, j’attache le péjoratif au projet de Spyros Skouras et non à l’œuvre que Mankiewicz a laissé : la production Cléopâtre n’a pratiquement rien à voir avec le film Cléopâtre. Et nous ne nous étendrons pas plus longtemps sur « l’urgence », « l’hystérie » et « la panique aveugle » de la première pour nous attacher aux innombrables qualités du deuxième.
On pouvait attendre de Mankiewicz, ex-producteur de la Fox et de la M.G.M. lui-même, qu’il mette son immense talent au service d’un seul but : sauver les meubles. Mais arriver comme il l’a fait, et bien qu’il s’en soit défendu, à réaliser un grand film dans des conditions pareilles, il fallait tout de même un grand bonhomme.
Reconnaissons au passage que toutes les légendes crapoteuses et les incidents de parcours qui ont émaillé le tournage ont AUSSI concouru à faire du film ce qu’il est.
Le discours shakespearien de César au tout début du film comme le fait de ne montrer que « l’après bataille » de Pharsale, ce que tout le monde trouve remarquable aujourd’hui, n’est dû qu’à des contingences matérielles. Marc-Antoine est un acteur incontournable de ladite bataille et, à la fin du tournage du film, lorsque la bataille aurait dû être tournée, Richard Burton n’était plus disponible et il n’y avait plus d’argent. Et les exemples de ce type sont légions (c’est normal dans un péplum) : dès lors, il devient très périlleux d’imputer quoi que ce soit au génie de Mankiewicz à partir du moment où on ignore exactement ce qui lui a été dicté par les circonstances. On se contente donc de voir le film tel qu’il est et non tel qu’il devrait, aurait dû ou aurait pu être.
Le moins qu’on puisse dire est que la vie de l’héroïne éponyme a été passablement chaotique (elle aussi !). Fille de Ptolémée XII, épouse de son frère Ptolémée XIII (celui du film) qui tentera de la faire assassiner, puis épouse de son autre frère Ptolémée XIV qu’elle fera assassiner, Cléopâtre VII finira par régner avec son fils Ptolémée XV (Césarion, fils de Jules César). Ayant suscité la colère d’Auguste (Octave), elle se donnera la mort après les morts conjuguées de son fils et de son amant Marc-Antoine. Avec elle, s’éteint la dynastie des Ptolémée, descendants d’Alexandre le Grand.
L’intérêt qui a été porté de tous temps au sort de la dernière reine d’Egypte est précisément qu’elle fut, d’une certaine manière le dernier pharaon. L’autre intérêt qu’on peut lui porter, à part son nez, est, naturellement, qu’elle fut la maîtresse de Julius Caïus Caesar. Cette histoire est l’un des avatars antiques de ce qui, de tout temps, fait le bonheur des foules, le mélange de la fesse et de la politique. Tous les littérateurs de l’époque ont écrit sur Cléopâtre, mais c’est Shakespeare qui l’a immortalisée pour les temps modernes.
Tout concourrait donc à faire de cette somptueuse production un navet en or massif qui battrait Autant en emporte le vent comme « film le plus rentable de tous les temps ». Or si le public ne fut pas au rendez-vous (encore qu’il le fut beaucoup plus qu’on ne l’a prétendu !), la qualité, le talent, le génie même furent là où on ne les attendait pas. On attendait une mine d’or, on eut un diamant, peut-être un peu bouchon de carafe par moments, mais si finement taillé à d’autres.
D’abord, il y a le dialogue, fin, précis, comme toujours chez Mankiewicz, jusqu’à la platitude des dialogues placés dans la bouche de ce pauvre Marc-Antoine, réel laissé pour compte de l’histoire.
Et puis, tout le reste : la scène anthologique de l’entrée dans Rome du char de Cléopâtre, chorégraphiée par Hermès Pan, ex-assistant de Fred Astaire et auteur de tous les ballets du film, le décor fabuleux de la salle d’étude de Cisogène qui semble tout droit sorti d’un film expressionniste allemand, la reconstitution du port d’Alexandrie, la scène muette de la mort de César ainsi que celle que les cris de la foule romaine rendent également muette du discours d’Antoine à la mort de César, scènes que Mankiewicz avait déjà réalisées dans Jules César, « dialoguées » par William Shakespeare. D’ailleurs tout est Shakespearien, à part peut-être cet humour mordant que le réalisateur de All About Eve nous a toujours servi avec bonheur et auquel l’approximation des sous-titres ne rend pas justice. En fait, tout est Shakespearo-Mankiewiczien et la scène de la mort de César ainsi que le ballet de la fausse Cléopatre sur le char de Bacchus nous renvoient à la scène finale de Soudain l'été dernier par un traitement de la musique similaire (bien que de deux compositeurs différents, Buxton Orr et Alex North) et, dans le cas de la première scène, par les gros plans horrifiés d’Elizabeth Taylor.
Le plus drôle dans l’affaire est, qu’à part Cléopâtre et César, aucun des personnages n’atteint la grandeur épique si ce n’est, peut-être, les deux Egyptiens Appolodore et Cisogène et le Romain Flavius, sourd-muet au service de César. Passons sur Marc-Antoine (vu par Suetone), crétin intégral, petit chiard pleurnichard qui n’en finît pas de réclamer une reconnaissance qu’il ne mérite pas, car il ne sera jamais César. Mais il y a les autres Romains en tête desquels Octave, très mal interprété par Roddy Mac Dowall. Là, il y a de toute évidence erreur de casting, ainsi d’ailleurs que pour les autres sénateurs romains, gratifiés de la plus mauvaise scène du film pendant laquelle Octave lit le testament de Marc-Antoine au Sénat. On préférerait ne pas se souvenir de cette scène et il est pour le moins étrange qu’elle soit toujours passée au travers des multiples coups de ciseaux que subit le film. Sorti dans une version d’une heure cinquante, le film reprendra son « poids initial » au fil des ans : 2h30, 2h50, puis 3h, 3h20, 3h45, avant de retrouver ses 4h03 (encore que Mankiewicz désirait, initialement deux films de trois heures chacun) et même 4h20 tout récemment, avec, entre autres, la scène de la visite du tombeau d’Alexandre par César, scène que Mankiewicz lui-même avait écartée.

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