jeudi 6 mai 2021

L’Apollonide, souvenirs de la maison close

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L’Apollonide, souvenirs de la maison close (2010) de Bertrand Bonello

 L’Apollonide, c’est un bordel parisien assez chic en cette fin du 19ème siècle.

En dehors de « Madame », Marie-France, les pensionnaires sont Madeleine, dite « La Juive », Julie, dite « Caca », Samira et Clotilde.

La toute jeune Pauline, petite paysanne de 16 ans, se fait engager par Marie-France.

Comme tous les bordels de cette catégorie, c'est-à-dire relativement huppés par rapport aux « maisons d’abattage » où les filles doivent faire plus de vingt passes par jour, l’Apollonide a ses habitués. Et chaque fille a « ses » clients.

Un jour, un client de la Juive la défigure pour en faire « La Femme qui rit », à l’instar de « L’Homme qui rit » de Victor Hugo.

« Pourquoi tu veux venir ici ? demande Madame.

-  Pour être indépendante, pour être libre ! répond la jeune Pauline.

-  Être libre !? On est dans une maison close ici ! La Liberté, c’est dehors, c’est pas ici ! ... »

Et elle sait de quoi elle parle, Marie-France, car elle a probablement commencé comme toutes ses pensionnaires. Nous sommes au 19ème siècle et si la « qualité » de prostituée n’est probablement guère enviable de nos jours, il faut bien dire que c’était certainement pire il y a un peu plus d’un siècle.

Mais qu’en était-il des ouvrières et des paysannes ? Pauline a seize ans. Elle vient de la campagne et c’est elle qui veut être putain « pour être indépendante, pour être libre ».

La prostitution, c’est, d’un point de vue purement sémantique bourgeois, le monde de tous les paradoxes : elles font le métier le plus sinistre qui soit, mais elles sont « filles de joie » (« Bien que ces vaches de bourgeois les appellent des filles de joie, c’est pas tous les jours qu’elles rigolent ! » comme chantait Brassens).

Elles travaillent dans des maisons « accueillantes », mais elles n’ont pas le droit d’en sortir d’où le nom de « maisons closes » et si ces maisons sont « de tolérance », la tolérance n’est pas pour elle.

Et lorsqu’elles tapinent, ce sont des maquereaux qui les « soutiennent », mais ce sont elles qui les font vivre.

La prostitution, pour la société bourgeoise, et plus particulièrement les « maisons », c’est quelque chose dont on ne parle pas, mais qu’on « consomme » et dont on profite en ces temps bénis de la rente en francs germinal qui permettait de s’offrir à peu de frais, des bonnes, des ouvriers et des putes.

Et ce sont bien des Souvenirs de la maison close que nous voyons, car nous ne quitterons l’Apollonide que le temps d’un pique-nique et d’une baignade, un dimanche après-midi.

Evidemment, on pense tout de suite à La Maison Tellier, cette nouvelle de Maupassant, ce chef d’œuvre dans un chef d’œuvre, Le Plaisir de Max Ophuls.

Et Max Ophuls reprend à son compte la vision idyllique de Maupassant de filles qui rient tout le temps et qui estiment qu’elles font un « métier comme les autres » : mais ça, c’est la vision non seulement d’un homme, mais également d’un « habitué » qui, d’ailleurs, en mourra.

L’adaptation pour la télévision qu’en a tirée Elisabeth Rappeneau (une femme), en prenant quelques libertés avec la nouvelle originale, est différente, plus amère, plus réaliste, principalement lorsqu’on « rentre » dans la maison : le légendaire plan séquence d’Ophuls n’entrait pas dans La Maison Tellier !

Ici, et malgré les belles images, la belle musique et le luxe du film de Bonello, on est plus près de cette version noire de la maison close, où une petite paysanne prend un bain de champagne, où la syphilis, maladie horrible et forcément mortelle à cette époque-là, est considérée comme une « maladie professionnelle » chez ces pauvres filles à qui on la refile, mais qu’on « retire du marché » dès qu’elles l’ont attrapée, où un client peut impunément amputer une de ces filles (celui du film sera tout de même puni).

Chez Ophuls, on (le spectateur) n’entrait pas dans la maison Tellier. Ici, c’est le contraire : on ne sort pas de l’Apollonide.

L’interprétation est superbe et sans la moindre faiblesse, de la fabuleuse Noémie Lvovsky (Marie-France, la maquerelle), de Hafsia Herzi (Samira), Céline Sallette (Clotilde), Jasmine Trinca (Julie, « Caca »), Adèle Haenel (Léa), Alice Barnale (Madeleine, « la Juive », « la Femme qui rit ») et Ilana Zabeth (Pauline) à leurs clients (Jacques Nolot et Xavier Beauvois, entre autres).

A tous les niveaux, le film est superbe… superbe et glaçant et on y retrouve cette dénonciation de l’exploitation sexuelle qu’on trouvait dans La Vénus noire  d’Abellatif Kechiche. Et il très curieux qu’il laisse, quelques jours après qu’on l’a vu, le même goût amer. La beauté des images, les audaces de la bande-son qui mélangent allègrement les compositions de Bertrand Bonello lui-même, de Mighty Hannibal, de Lec Moses, de Puccini, de Mozart et des Moody Blues, avec leur « nuit de satin blanc » comme disait Ferré.

Le résultat est stupéfiant et bluffant. Il est aussi prégnant : et ce qui nous reste, qui nous marque et qui nous hante, même un tout petit peu, est-ce qu’on ne peut pas considérer que c’est une œuvre réussie ?

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