samedi 10 octobre 2020

Lettre d’une inconnue

 

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Letter from an Unknown Woman (Lettre d’une inconnue) de Max Ophuls (1948)

Le pianiste Stefan Brand rentre chez lui et doit se battre en duel à l’aube. Son valet lui remet une très longue lettre : elle lui a été écrite par une mourante.

 

Cette femme a connu Stefan alors qu’elle était adolescente. Elle habitait le même immeuble et tomba amoureuse de lui la première fois qu’elle le vit. Sa mère s’étant mariée, la jeune fille dut quitter Vienne. Après avoir rompu des fiançailles arrangées par ses parents, elle retourne à Vienne et rencontre Stefan. Elle va croiser sa vie plusieurs fois.

Lorsqu’on constitue la filmographie de ce qui fut réalisé d’après les nouvelles de Stefan Zweig, on constate bien vite que le grand nouvelliste autrichien n’a pas inspiré, tant au cinéma qu’à la télévision, les chefs d’œuvres qu’on était en droit d’attendre d’un matériau de base aussi noble. C’est peut-être parce que la forme brève de ses œuvres obligeait des réalisateurs et des scénaristes peu inspirés à broder pour tirer de nouvelles des scénarios de long métrage. Rossellini, par exemple, se cassa les dents sur La Peur (et il ne fut pas le seul sur cette nouvelle précisément). Vingt-quatre heures de la vie d’une femme fit l’objet de différentes adaptations (dont une théâtrale) dans lesquelles l’observation quasi-clinique d’un double comportement obsessionnel (celui du jeune homme pour le jeu et celui de la femme pour le jeune homme) laissait la place à d’interminables langueurs.

Au cœur de cette filmographie plutôt « ratée », on a tout de même la surprise de trouver deux réussites et un chef d’œuvre : les réussites, ce sont les adaptations pour la télévision française de La Confusion des sentiments d’Etienne Périer et de La Ruelle au clair de lune d’Edouard Molinaro.

Le chef d’œuvre, c’est cette Lettre d’une inconnue et ce n’est pas un hasard si elle est signée Max Ophuls : le Juif qui a fui la France occupée pour l’Amérique du Nord adapte le Juif qui a fui l’Autriche de l’Anschlüss pour l’Amérique du Sud.

A l’instar de Gustav Von Aschenbach, écrivain chez Thomas Mann devenu compositeur chez Visconti (Mort à Venise), l’écrivain Stefan Brand devient pianiste chez Ophuls.

De Zweig, le Stefan d’Ophuls a le côté « ex-prodige grisonnant », désabusé et revenu de tout. Mais Ophuls en fait, de plus, un amoureux dont la passion n’apparaît chez Zweig que dans la dernière phrase de la nouvelle : « … et il eut pour l’amante invisible une pensée aussi immatérielle et aussi passionnée que pour une musique lointaine. » Mais la musique chez Ophuls n’est pas lointaine, elle est là, présente à travers le Sospiro de Liszt (adapté par Daniele Amfitheatrof). Et la passion de Stefan n’est pas que l’ombre d’une nostalgie, celle des amours de jeunesse, c’est l’amer regret d’un bonheur perdu. « Pourquoi n’avez-vous pas reconnu ce qui avait toujours été vôtre, trouvé ce qui n’avait jamais été perdu ? » écrit l’inconnue à Stefan.

Stefan Zweig se plait à révéler la passion dans un style volontiers anthropologique qui semble analyser le comportement amoureux froidement et scientifiquement. Et cette analyse distanciée est bien plus efficace que n’importe quel pathos fleur-bleue.

Chez Ophuls, au contraire, le lyrisme du style emporte les personnages (et, par voie de conséquence, le spectateur). Les deux méthodes se complètent et s’unissent. C’est ce qui fait la force d’Ophuls : sans se démarquer de son style propre, il réussit à se plier au style de ceux qu’il adapte, personnalités aussi différentes que Zweig, Cecil Saint-Laurent, Schnitzler, Maupassant ou Louise de Vilmorin. C’est ce qui lui donne cette aura magique qui peut faire dire de lui qu’à l’instar d’un des héros de Madame de…, « Ce n’est que superficiellement qu’il est superficiel ».

Contrairement à Zweig, Ophuls se rattache au réel : son « inconnue », jamais nommée chez le romancier, a une identité, Liza Brendl, qui ne nous est révélée qu’à l’extrême fin du film par le valet de chambre de Brand, scène d’autant plus bouleversante que le valet est sourd et muet, scène qui fait de ce personnage la conscience de Brand et nous révèle  le grand attachement de ce vieux serviteur pour son maître, comme nous le révèle également la poignée de main entre les deux hommes qui ne se reverront sans doute jamais.

Et Stefan Brand, au seuil de la mort « programmée » (le duel) le lendemain de l’anniversaire de sa naissance se retrouve seul dans la rue, sans les deux seuls êtres qui l’ont aimé : le serviteur referme la porte de l’appartement sur lui et l’inconnue dont l’ombre lui ouvre la porte de l’escalier donnant sur la rue, inconnue dont il a indirectement causé la mort et qui va indirectement causer la sienne.

Le choix des interprètes est parfait : Joan Fontaine, l’inconnue qui, déjà, n’était jamais nommée dans la Rebecca d’Alfred Hitchcock d’après Daphné du Maurier et Louis Jourdan, le « French Lover » idéal du cinéma hollywoodien de l’époque.

Comme tous les chefs d’œuvres, Lettre d’une inconnue, en dehors de ces nombreuses qualités purement techniques, a une portée universelle et nous renvoie à notre propre futilité, cette futilité qui nous pousse à nous étourdir d’ambitions factices et nous empêche de « trouver ce qui n’avait jamais été perdu ».

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