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Il Gattopardo (Le Guépard) (1963) de Luchino Visconti
Peu de temps après le débarquement de Garibaldi en Sicile, le cadavre d’un soldat est retrouvé dans le jardin du prince Fabrizio Salina. Palerme est en émoi : c’est la panique dans les milieux aristocratiques qui ont bien conscience de la fin des petites royautés par lesquelles étaient assurés des privilèges que l’Italie unifiée ne leur concédera plus.
Le neveu du prince Salina, Tancrède, a rejoint les chemises rouges et participé aux conquêtes de Garibaldi dans tout le sud de l’Italie. Il pousse son oncle à quitter Palerme pour son palais de Donnafugata.
Désormais, le prince sait que « tout doit changer, pour que tout reste pareil ».
Certaines palmes d’or sont incompréhensibles, d’autres sont compréhensibles, mais on sait pourquoi les films en question les ont eues et que ce pourquoi n’est pas très cinématographique.
D’autres enfin, sont de vrais palmes, d’authentiques chefs d’œuvres : Le Troisième homme, Othello, Le Salaire de la peur, (qui n’eurent jamais le titre de palme d’or qui n’existait pas encore), La Dolce vita, Viridiana, Le Messager, L’Arbre aux sabots ou… Le Guépard.
Le Guépard est quelque chose d’assez exceptionnel, un triple chef d’œuvre : chef d’œuvre littéraire, chef d’œuvre scénaristique (pour l’adaptation) et chef d’œuvre cinématographique.
Ce joyau viscontien se situe, assez curieusement, dans la filmographie du maître entre Il Lavoro (Le Travail), le sketch de Boccacio 70, et Vaghe stelle dell’orsa (Sandra), chef d’œuvre méconnu de Visconti[1].
Précédant Le Travail, il y a Rocco et ses frères et succédant à Sandra, L’Etranger, soient l’un des plus gros succès du réalisateur et son plus retentissant échec.
On peut donc estimer que Le Guépard représente le point culminant de la carrière de Visconti qui devra attendre six ans pour retrouver le succès avec Les Damnés, puis deux ans pour son autre chef d’œuvre Mort à Venise avant un grand film un peu raté (pour cause d’interprétation déficiente), Ludwig et ses deux opus ultimes totalement inintéressants.
En dehors de ses qualités intrinsèques, on cherche, dans Le Guépard, les similitudes entre le personnage du prince Fabrizio et des personnes « existantes ou ayant existé », selon la formule consacrée.
D’abord, il y a Giulio Tomasi, prince de Lampedusa, qui inspira le personnage à son arrière-petit-fils. On pense aussi à Visconti lui-même et à l’auteur du roman Giuseppe Tomasi qui ne vit jamais son œuvre publiée (il mourut en juillet 1957) et ne put donc jamais savoir que ce roman très littéraire traitant d’un milieu aristocratique allait devenir le premier best-seller italien de l’après-guerre.
Pourtant deux éditeurs lui avaient successivement refusé le manuscrit.
Ironie du sort, c’est le « fondateur » du néoréalisme au cinéma (Ossessione est dans tous les esprits le premier film néoréaliste italien) qui portera à l’écran le roman que ces deux éditeurs refusèrent le considérant, au regard du néoréalisme alors à la mode, comme « arriéré ».
Rétrospectivement, on peut se demander quel autre réalisateur aurait pu le porter à l’écran : réalisateur néoréaliste, adaptateur d’un roman vériste (La Terra trema), homme de gauche et descendant des ducs de Milan, il est par tous ces paradoxes le seul qui pouvait montrer un monde qui devait « changer pour que rien ne change ».
Et le résultat est à la hauteur des ambitions viscontiennes. Le Guépard représente plus que tout autre film de son auteur (sauf peut-être Mort à Venise) la quintessence de son art.
Au- dessus de tout ça, il y a une équipe. Depuis le scénario (Suso Cecchi d’Amico, Pasquale Festa Campanile, Enrico Medioli, Massimo Franciosa et Visconti lui-même) jusqu’à la musique (Nino Rota et… Giuseppe Verdi) en passant par les décors (Piero Tosi) et l’image (Giuseppe Rotunno), chaque pièce, à l’instar de celles d’un puzzle, est suffisante et indispensable ; dans Le Guépard, rien n’est à ajouter, rien n’est à retrancher.
Ainsi lorsque Visconti exclut trois chapitres, au demeurant superbes, du roman, c’est pour asseoir cet équilibre parfait : la visite du père Pirrone à sa famille nous aurait fait « sortir » de la maison Salina à un moment fort peu opportun et les deux derniers chapitres (la mort du prince en 1883 en présence de Tancrède et la visite d’Angelica, veuve de Tancrède, à Concetta en 1910) pour superbes qu’ils puissent être au niveau littéraire, n’étaient guère adaptables. Le film n’aurait pu s’accommoder d’un saut dans le temps puisque tout le reste de l’histoire est marqué par l’unité de temps et d’action ; d’autre part, la fin d’un monde et sa propre fin, fantasmée chez ce prince, ne pouvait être matérialisé.
A ce niveau, on peut presque dire que le film est plus fidèle au roman que le roman lui-même. Et cette œuvre (qu’on compare beaucoup à La Chartreuse de Parme de Stendhal) trouve en écho une correspondance parfaite pour chacune de ses pages dans le film, comme chacun des interprètes du film s’approprie son personnage : Tancrède, hâbleur, calculateur, arriviste et plein de panache, Angelica, d’une beauté sauvage, habitée par la grâce aristocratique qu’on trouve dans certaines origines paysannes, Don Calogero, bourgeois, balourd, mais assez ruffian pour se sortir de tout, le père Pironne, le prêtre issu, lui aussi, de milieu modeste, mais devenu aristocrate par « capillarité ». Alain Delon, Claudia Cardinale, Paolo Stoppa et Romolo Valli sont des interprètes inspirés de ces personnages.
Mais le plus inspiré reste quand même Burt Lancaster à qui Visconti eut préféré Laurence Olivier : le prince Salina, tel qu’il est décrit physiquement, ressemble plus à Lancaster qu’à Olivier, même s’il est question d’un embonpoint qu’on ne trouvait d’ailleurs à l’époque, ni chez l’un ni chez l’autre.
Est-il besoin de le préciser ? Comme nul n’est prophète en son pays, le film sera un échec financier : les exigences viscontiennes, la nombreuse figuration dans un film à costumes, notamment dans la deuxième partie du film, la fameuse scène du bal qui ne nécessita pas moins de 40 nuits de tournage (la chaleur sicilienne empêchait un tournage aussi exténuant de jour), l’emploi du super-technirama (procédé à défilement horizontal du négatif – type Vistavision –, tiré sur un positif 35mm anamorphosé ou sur un positif 70mm) en font la production la plus coûteuse de ces années-là.
Bien que bénéficiant d’une critique presque unanimement élogieuse, d’un succès d’estime considérable et de la palme d’or au festival de Cannes, le public ne sera guère au rendez-vous et la Titanus devra après cet échec et quelques autres (comme le Sodome et Gomorrhe de Robert Aldrich) mettre la clef sous la porte.
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