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Albert Nobbs (2011) de Rodrigo Garcia
Albert Nobbs est majordome dans un hôtel de classe moyenne de Dublin. Discret et solitaire, il cache un secret : Albert Nobbs est une femme.
Mais en cette fin de 19ème siècle, une femme célibataire ne pouvait aspirer qu’à une carrière de boniche ou de prostituée.
Si le secret d’« Albert » était dévoilé, elle serait perdue.
Lorsqu’un ouvrier-peintre, nommé Hubert Page, vient faire des travaux à l’hôtel, madame Baker, la patronne d’Albert, le loge dans la chambre du majordome.
Albert Nobbs, c’est d’abord une nouvelle de George Moore, puis son adaptation au théâtre par Istvan Szabo, une pièce interprétée par Glen Close qui lui valut quelques lauriers. Ici, c’est l’adaptation cinématographique de John Banville, Gabrielle Prekop et Glenn Close elle-même.
La mise en scène de Rodrigo Garcia (fils de Gabriel Garcia Marquez), qualifiée par la critique d’académique, voire d’ennuyeuse, n’est certes pas brillante d’invention et d’effets pyrotechniques. Et même si elle est d’une sobriété que l’on est en droit de trouver excessive, elle n’en reste pas moins au service d’une histoire assez incroyable et parfaitement révoltante à bien des égards.
Albert Nobbs est une femme travestie en homme. Or, qui dit travesti dit, bien évidemment, transsexualité ou homosexualité. Mais ici, il n’en est rien. La misère à la fois économique et dans les mœurs semblent tuer toute velléité libidinale.
« Hubert Page » est lesbienne, très probablement. Et je dis très probablement, car c’est ce qu’on déduit de sa vie « maritale » avec une autre femme. Mais rien dans l’histoire ne permet de l’affirmer.
La nouvelle de Moore parut en 1918. George Moore, à l’instar de l’un de ses amis d’enfance, un certain Oscar Wilde, était un écrivain « scandaleux ». Il vécut quelques années à Paris où il était lié à quelques peintres comme Pissarro, mais également à des écrivains comme Daudet et, plus particulièrement, Zola. C’est inspiré par ce dernier qu’il écrivit ce qui reste comme les premiers romans naturalistes en langue anglaise. James Joyce s’est toujours réclamé de l’héritage de Moore.
On comprendra donc que le fantastique de l’histoire de même que son côté « pervers » (comme on disait à sa parution) passe définitivement en dernier dans les préoccupations de l’écrivain et, par voie de conséquence, de ses adaptateurs.
Albert Nobbs est, avant tout, un film féministe : une femme, « bâtarde » qui plus est, qui n’a donc aucune chance (ou aucune envie) de se marier, ne pourra être que boniche ou putain.
Trop évoluée pour vider les pots de chambre, traumatisée par le viol qu’elle a subi à l’âge de 14 ans, « Albert Nobbs » (on ne saura jamais son vrai nom) choisit le travestissement : son sexe sera définitivement fermé comme ses seins seront entravés dans un corset rigide.
Mais le vrai sujet du film, c’est la réalité sociale au 19ème siècle dans cette Irlande « anglaise » extrêmement pauvre où un gros bourgeois peut exiger, et obtenir, le renvoi immédiat d’un garçon d’étage parce qu’il a glissé sur une plaque de glace et laissé tomber les précieuses bagages du déchet aristocratique.
On a coutume de dire qu’en ces temps (pas si lointains et peut-être pas si dissemblables de la glorieuse époque dans laquelle nous avons la chance de vivre), la bourgeoisie et le capital baisaient la classe ouvrière.
Ici, on a plutôt l’impression qu’elles la violent. Le premier livre du Capital de Marx est paru en 1867. Les livres 2 et 3 ont été publiés sous la plume d’Engels d’après les brouillons de Marx après la mort de celui-ci en 1885 et 1894.
C’est la pleine époque où se situe l’histoire d’Albert Nobbs. Des Albert Nobbs ou des Hubert Page ont-ils existé ? C’est plus que probable. Si votre survie dépend d’un travestissement, vous ne pouvez pas hésiter.
Et c’est tout ça que nous montre Rodrigo Garcia, Glenn Close et tous ceux qui ont écrit le film, à commencer par Moore lui-même.
Mais pour faire du naturalisme, il faut faire du réalisme et la reconstitution des années victoriennes à Dublin est stupéfiante.
Comme est stupéfiante toute la distribution avec, en tête, Janet McTeer (Hubert Page) et, naturellement, la grande Glenn Close tout en retenue, en rigidité, en tristesse et en espoir qui n’est qu’un leurre.
Dans la scène où ces deux « faux hommes » vont courir sur une plage habillés en femmes, elles ressemblent… à des hommes travestis. On a beau se dire que le métier de comédiens, c’est ça, on reste confondu devant autant de talent.
Mais le sentiment sur lequel on reste, c’est ce que nous inspire l’épilogue du film : toutes les bien nées Madame Baker peuvent impunément baiser tous les Albert Nobbs. Ce v(i)ol post-mortem dont le seul témoin est, justement, Hubert Page, c’est l’ultime infamie qu’aura eu à subir Albert Nobbs.
Et ce sentiment, c’est la rage devant l’obscénité rapace de toutes les madame Baker du monde, l’obscénité bourgeoise et charognarde.
Glenn Close, nommée pour l’oscar de la meilleure actrice, se fera souffler la statuette par Meryl Streep, qui est un peu son alter ego, dans le rôle de La Dame de fer, l’immonde Margaret Thatcher, autre charognarde à qui l’Irlande doit beaucoup, ainsi d’ailleurs que nous-mêmes puisque c’est « grâce à » elle et à son ami Reagan (la merveilleuse communion entre débris nuisibles !) que nous sommes actuellement en pleine récession.
Signe des temps : l’Académie des Oscars a donc privilégié un bourreau, cette femme qui déshonore tellement son sexe qu’on la qualifiait, plein d’admiration, de « couillue » et laisse au second plan une victime, une pauvre femme qu’une classe politique répugnante (dont Thatcher, cent ans plus tard, symbolise les restes avariés) oblige à se travestir et dépouille après sa mort.
Décidément, la société dans laquelle vivait Marx est malheureusement toujours vivace.
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