Au bord du monde (2013) de Claus Dexel
Il y a d’abord Jeni qui vit sur une grille du métro dans une parcelle en travaux de l’extrémité de l’avenue des Champs-Élysées.
Pascal, lui, vit sous un pont dans une cabane en bois qu’il a fabriqué et dont il est fier.
Christine a « élu domicile » dans un coin de la grille externe du Jardin des Plantes.
Wenceslas trimballe toute sa vie (et sa tente) dans un caddie jusqu’au soir où il déplie sa tente qui lui permet de dormir dans un espace (très relativement) protégé.
Et puis, il y a les autres, les lucides, les fous, les silencieux, les bavards… on ne sait d’eux que très peu de choses.
Et la seule qu’ils ont en commun, c’est qu’ils sont ce qu’on appelait, il y a très longtemps, des clochards et que depuis deux ou trois décennies, on qualifie simplement par trois lettres méprisantes et effroyables, SDF.
Les SDF, on ne les regarde pas. D’abord, parce qu’on a honte d’être nanti, ce qui est un peu bête, ensuite parce que chez beaucoup de gens, il s’y rattache une image liée à la délinquance et surtout parce qu’on a peur de la misère, on la fuit comme la peste, car on la ressent, contre tout entendement, contagieuse comme la peste.
Claus Drexel regarde les SDF (et nous oblige à les regarder). Et pour les filmer, il ne choisit pas une image moche, crade et floue, mais une belle image très léchée, à la lumière et au cadre soigné (les plans des couloirs du métro sont méticuleusement rectilignes), comme s’il filmait des monuments. Il nous montre cette misère la plus noire dans une ville aussi somptueuse que peut l’être Paris la nuit.
Dans le même temps, il y a deux partis-pris auquel il ne déroge pas : il filme la nuit, lorsque l’expression « sans domicile fixe » prend tout son horrible sens avec son cortège de froid, de faim, de mort parfois et tous ses plans sont filmés avec une caméra « au rez-de-chaussée ». L’expression n’a jamais été aussi juste qu’ici, car c’est bien au niveau de la chaussée qu’il filme des gens à terre, physiquement et, peut-être surtout, moralement.
Au total, ils seront 13 à passer devant la caméra et on peut les « classer » en trois catégories.
D’abord, il y a les « permanents » du film, ceux qu’on voit plusieurs fois et qui parlent : ce sont Jeni, la doux-dingue des Champs Elysées, Pascal, son chat, sa cabane en bois et son étrange compagnon (silencieux, lui), Christine, une sorte de « Reine Christine » assise sur son rebord de grille comme sur un trône et qui tient les propos les plus déchirants, les plus lucides et les plus intelligents, Wenceslas avec son caddie et sa tente.
Ensuite, il y a les « occasionnels » qui parlent aussi, mais ne font que passer : Michel, l’épileptique qui répète plusieurs fois la même chose, Marco, qui squatte une curieuse « loge » près du pont Louis-Philippe, un autre dont je ne me souviens pas le nom qui a des théories étranges sur le comportement humain qu’il juge « régressif », le Roumain qui vit sous un pont et écrit tous les mois à ses parents en leur faisant croire qu’il a un travail et un appartement à Paris.
Et puis, il y a les autres, ceux qui ne parlent pas ou qui parlent tout seul, ce qui revient au même.
Celui qui fait mal ou qui fait peur, c’est le dernier qu’on voit dans le film : il vit dans un recoin du tunnel qui va des Champs Elysées à la Grande Armée. Il est seul, hagard, très sale.
Tous seront cités dans le générique de fin, mais on ne sait rien d’eux ou presque. Seuls, Christine, Pascal et le Roumain se racontent un peu, à minima. On sait que Christine a trois enfants, que Pascal a une fille et que le Roumain a ses parents au pays. C’est tout.
C’est un peu comme si au moment de se fracasser, ils avaient perdu leurs souvenirs, jusqu’à la trace de leurs vies « d’avant », de celles où ils étaient vivants, où ils étaient autre chose que des machins hors d’usage qu’on dépose au coin du trottoir, ce qu’on appelle des « encombrants ».
Claus Drexel les filme comme des tâches sombres au milieu d’une ville lumière qu’il nous montre sous ses atours les plus chatoyants. Au milieu des Champs-Elysées parés de leurs lumières de Noël, il y a cet homme sale, pieds-nus et transi de froid qui a l’air de se demander ce qu’il fait là avant de retourner dans son « trou à rats » duquel on l’a vu surgir par une « fenêtre » tel un tableau de Bosch.
Au bord du monde est un très grand et très beau film, oui, beau... à tous points de vue.
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